12 Juin, 2023
Guy Saupin
L’évocation de la vie en Afrique et de la traite sur les côtes africaines est très minoritaire dans les autobiographies d’anciens esclaves. Ces récits posent des problèmes d’interprétation du fait du contexte de leur rédaction et doivent être confrontés aux données historiques. Toutefois, ils ont une valeur unique : ils permettent de faire sortir du silence les voix des victimes de la traite esclavagiste transatlantique.
Dans les autobiographies d’anciens esclaves publiées en Angleterre ou aux États-Unis aux 18e et 19e siècles, celles qui intègrent la première partie de leur vie en Afrique sont malheureusement très minoritaires. On en a recensé une vingtaine. Ces récits posent de gros problèmes d’interprétation car ils sont le plus souvent le produit d’une collaboration entre une voix africaine et un collecteur-rédacteur-éditeur, dans une stratégie de participation active au mouvement abolitionniste, incluant un risque de distorsion par conversion au christianisme, processus intimement lié à l’émancipation. Ils doivent être confrontés aux analyses de la recherche académique interdisciplinaire croisant les données issues de l’oralité africaine et des relations de voyageurs extérieurs. Toutefois, ils sont dotés d’une valeur unique : ce sont les voix des victimes du commerce des esclaves, la manière privilégiée de ne pas limiter l’étude de l’agentivité africaine à celle de leurs bourreaux. Ces quelques témoignages empêchent que les expressions de souffrance de millions d’autres soient recouvertes du silence le plus total.
Les récits autobiographies permettent de préciser l’environnement social en Afrique dans lequel évoluent leurs auteurs. L’appartenance à l’élite domine (12 cas sur 14 connus). Elle est présentée à travers la puissance économique, mesurée au grand nombre d’esclaves et à la capacité à louer le travail de nombreux libres, et la participation au pouvoir politique comme roi ou chef de lignage intégrant le conseil des anciens. La pauvreté n’est indiquée que deux fois. J. Jea, du Vieux Calabar (actuel Nigéria), saisi en guerre à l’âge de deux/trois ans dans les années 1770, se souvient de ses parents « pauvres, mais industrieux ». O. Wooma, orphelin de père à huit ans, est recueilli par son frère ainé qui le met en gage pour l’emprunt de deux chèvres. Ceci semble souligner l’influence de l’éducation initiale dans la production des autobiographies, en forme de capital social.
Quelques récits illustrent l’impact du commerce dans la formation des couples. Le père de M. Baquaqua, né à la fin des années 1820 à Zooggou (Djougou, au nord de l’actuel Bénin), place commerçante tributaire du royaume du Borgou, appartient au réseau marchand wangara, non autochtone, de langue dendi. Gewe, future C. Mulgrave, native de Luanda en Angola portugais dans les années 1820, situe son père comme un chef mbundu travaillant pour un commerçant portugais et sa mère comme une « mulâtresse », de « famille proéminente ». La polygamie apparaît comme une coutume très partagée, signe marquant de puissance sociale. La situation la plus fréquente semble osciller entre deux et trois épouses.
Les liens sociaux s’organisent en cercles concentriques plaçant au cœur la parenté, dans laquelle la famille étroite s’insère dans le lignage plus vaste, prolongée par les relations amicales, l’appartenance au quartier, à des « congrégations », à la communauté sous forme de villages et de villes, closes ou ouvertes, places de marché reliées en réseaux, mais pour certaines capitales de pays ou centres de pèlerinage.
Ces récits révèlent une insertion dans une société esclavagiste de tradition. Les origines de la mise en esclavage sont connues : guerre, rapt, sanction judiciaire (vol et adultère), saisie pour dette (Wooma). Le fonctionnement du conseil des anciens montre une justice rapide, principalement réparatrice. Les parcours des captifs vers l’océan Atlantique, ponctués de changement de mains, illustrent des comportements de maîtres différents. O. Equiano, d’origine igbo, dans le delta du Niger, né vers 1745, se montre lui-même surpris d’une bonne intégration à la famille, le menant à un certain oubli du statut servile et même à l’espoir d’une adoption. Pourtant, la réversibilité est imprévisible et totale, soit par accident conjoncturel, soit par décision arbitraire inexplicable.
Dans les univers religieux identifiables, trois renvoient aux références musulmanes. S. Diallo, fils d’un marabout peul du Fuuta Tooro, sur le moyen Sénégal, s’adonne à la traite atlantique sur la Gambie dans les années 1730. M. Baquaqua appartient à une famille très pratiquante du nord du Bénin et U. Gronniosaw, originaire du Borno (nord-est de l’actuel Nigéria), a reçu une éducation musulmane, mais ses parents semblent incapables de répondre à ses questions, ce qui pose le problème de l’incohérence d’un récit arrangé.
La majorité des mentions évoquent les religions animistes traditionnelles, basées sur les cultes de nombreuses déités et des ancêtres et sur le fréquent usage des fétiches et des sacrifices.
Belinda, née au début des années 1710, a été saisie dans un bois sacré de la Côte de l’Or (Ghana), accompagnant ses parents. J. Wright, d’origine yoruba (ouest de l’actuel Nigéria) distingue deux dieux publics dans sa communauté, selon les sexes, avec leur cortège de prêtres et de servants, et les milliers de dieux privés honorés dans chaque maison familiale. La divination est de pratique courante, sous forme d’augure pour la guerre ou les affaires, même chez les musulmans (Baquaqua), mais aussi pour soigner les maladies. Wright s’arrête sur les rituels d’inhumation en distinguant les pratiques de son peuple et de celles de son agresseur. L’accumulation des biens précieux dans les tombes, principalement des tissus de grand prix, renvoie au produit phare du commerce atlantique, suscitant leur pillage à des fins commerciales. Dans une des étapes de son transfert, le décès du roi est suivi du sacrifice de tous les esclaves royaux, suscitant la crainte d’un prélèvement chez les traitants.
L’identification collective en termes d’ethnicité, traduite par « nation », renvoie aux différences linguistiques et coutumières. Dans son dictionnaire yoruba, S. Crowther, captif libéré par la Royal Navy en Sierra Leone à la fin des années 1820 et ensuite membre de la Church Missionary Society anglicane, illustre la conscience des différences. La question de la langue est primordiale pour des victimes transplantées. Equiano montre en même temps une fluidité dans la proximité et de véritables ruptures.
La guerre perdue est la principale cause de la chute dans la traite d’exportation. Il s’agit de guerres locales, souvent au sein d’une même « nation », surprenant un peuple non préparé pour Broteer Furro (plus tard Venture Smith) dans le premier tiers du 18e siècle, ou vue d’abord comme lointaine (Wright). Le père de J. Joseph, chef Ashante, du puissant empire intérieur de la Côte de l’Or (Ghana) aux 18e et 19e siècles, a engagé le combat, mais a été défait. L. Asa-Asa, de la Sierra Leone, libéré par la Royal Navy dans les années 1820, est capturé par les Adinyé qui ont détruit son village à trois reprises. Tous ceux qui le peuvent se réfugient dans les bois. Tallen, renommé ensuite Dimmock Charlton, né vers 1800 et originaire de l’actuelle Guinée, est la victime d’un raid mandingue.
L. Asa-Asa compte les Adinyé en milliers. Broteer, captif intégré dans l’armée qui descend vers la Côte de l’Or, parle de 6 000 hommes. Les armes sont très diverses. Broteer détaille une technique d’enfumage pour faire sortir de maisons enfoncées dans le sol, une réplique des défenseurs par une pluie de flèches à pointe empoisonnée, l’application immédiate d’un antidote sur la plaie. Les villes closes, protégées par de hauts murs, un fossé profond et une haie d’épineux, résistent tant que la famine ne ravage pas la population. La cité de Wright a tenu sept mois. La défaite est synonyme de pillage, d’incendie systématique, et de liquidation des très jeunes enfants et des vieillards.
Les rapts concernent plutôt des enfants isolés, entraînés par leurs jeux à l’extérieur du village – un bois pour O. Cugoano (vers 1760, dans le pays fante, actuel Ghana), une plage près de Luanda pour Gewe, un bord de rivière pour C. Spear, enlevée avec quatre autres enfants par des marins « blancs » en 1779, peut-être dans les Rivières du Sud (actuelle Guinée) ? –, ou laissés au village pendant le travail des adultes aux champs (Equiano).
M. Baquaqua est tombé dans un guet-apens de rivaux ou de vengeance punissant son rôle antérieur au service du chef local. A. Diallo (Job, fils de Salomon), traitant avec les Anglais sur la Gambie, a été vendu par ses concurrents. Sibell, née dans la première moitié du 18e siècle dans le pays de Makedunru, jusqu’à présent non identifié, a été enlevée par son beau-frère chez lequel elle vivait, sa sœur étant au rang de seconde épouse. Un bris de pipe, accidentel ou vengeur, justifie la transformation du gage Wooma en propriété par le créancier de son frère et sa vente un an après.
Le récit de Gronniosaw est tellement extraordinaire qu’il paraît peu vraisemblable. Il décrit un voyage volontaire du Bornou, au sud-est du lac Tchad, vers la Côte de l’Or, sur invitation d’un marchand africain de la côte, ce qui pourrait cadrer avec l’impératif de confiance dans les réseaux commerciaux. Lors de l’arrivée dans la ville-havre, il est d’abord salué comme fils de roi, puis brutalement accusé d’espionnage et condamné à mort, alors qu’il reste comme hôte chez le marchand. Gracié par le roi, son bourreau, il est livré à la traite atlantique.
Selon le lieu de la saisie, le trajet vers la côte varie en longueur, en durée et en difficultés.
Il se fait sur des routes régulières avec des « cabanes » d’accueil ou hors piste. Les reliefs sont variés, alternant zones montagneuses et plaines agricoles, faisant passer de la savane à la forêt. Les nuits dans les bois sont source d’inquiétude : il faut se protéger des bêtes sauvages par des feux. Dans les pays de rivières, on passe vite à la pirogue. Lors des étapes dans les villages, les captifs sont séparés pour une surveillance nocturne étroite car on craint leur fuite.
Le traitement est correct, sans brutalités, mais ils doivent porter leur nourriture. L. Asa-Asa évoque pourtant un voisin malade éliminé sur la route. Certains sont revendus plusieurs fois : six pour Asa-Asa et Wooma, sept pour Equiano. Dans son transit au temps de la traite illégale, Wright passe de la maison du chef de guerre qui l’a reçu en butin à un premier marché intérieur, puis un second, avant de parvenir par pirogue à Ikko, place de contact avec les Portugais, soit trois ventes sur le sol africain. Le déplacement ultime est nocturne pour un embarquement à l’aube, ce qui n’empêche pas l’arraisonnement au large par la Royal Navy, facilitant une libération à Freetown.
Sur le littoral, Cugoano parle d’une factorerie (ville-havre) avec des captifs envoyés aux champs ou à la mer pour portage. Broteer est jeté dans les geôles du fort d’Anomabu, principal site de traite sur la Côte de l’Or au 18e siècle. Sibell évoque une « grande maison qui doit être remplie ».
L’expression du traumatisme souligne l’empreinte de la parenté comme matrice du social : douleur de la rupture, espoir du rachat, substitution par adoption. Dans une dégradation progressive, l’étape de la côte est la plus terrible, par le basculement dans l’inconnu : les Blancs, la mer, le navire de traite et la peur du cannibalisme. La ville-havre africaine est qualifiée de « cruelle » par Sibell et Wright et Cugoano a oublié le nom du « fort infernal ». Quelques récits posent la question des responsabilités africaines. Asa-Asa, qui ne souhaite pas quitter l’Angleterre pour revenir dans son pays par peur d’être repris, met en cause les élites.
Publication en ligne de nombreux récits d’anciens esclaves : North American Slave Narratives, Chapel Hill, The University of North Carolina. Consultables au lien suivant : ICI
À propos de l’auteur
Agrégé d’histoire et docteur d’État, Guy Saupin est professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Nantes depuis 2015. Il est spécialiste des villes portuaires européennes et des relations entre Africains et Européens dans le monde atlantique à l’époque moderne. Son dernier ouvrage est intitulé : L’émergence des villes-havres africaines atlantiques au temps du commerce des esclaves, vers 1470-vers 1870, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023.
Bibliographie
Equiano, Olaudah, Ma véridique histoire par Olaudah Equiano, Africain, esclave en Amérique, homme libre, traduit de l’anglais, présenté et annoté par Régine Mfounou-Arthur, Paris, Mercure de France, Éditions L’Harmattan, 2021 (2008).
Carretta, Vincent (éd.), Unchained Voices: An Anthology of Blacks Authors in the English-Speaking World of the Eighteenth Century, Lexington, The University Press of Kentucky, 1996.
Sollors, Werner (éd.), Olaudah Equiano, The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa, The African, Written by Himself; Authorative Text, Contexts, Criticism, New York, Norton & Company, 2001.
Konadu, Kwasi, Transatlantic Africa, 1440-1888, New York, Oxford University Press, 2015.
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