Krystel Gualdé
13 février, 2023
De nombreuses institutions présentent des collections et développent des propos qui portent sur l’histoire coloniale et esclavagiste dans l’ensemble des continents impliqués par ce passé, illustrant une prise de conscience partagée quant à la nécessité de le connaître et l’assumer.
Le musée d’histoire de Nantes, depuis son inauguration en février 2007, consacre quatorze salles, en tout ou partie, à ce sujet. Chacun comprendra qu’elles ont connu, depuis cette date, des transformations liées à l’évolution des recherches universitaires nationales et internationales ainsi qu’à la politique d’acquisitions de l’institution. Mais, dans les faits, les motivations de ces évolutions sont plus profondes, reposant sur un véritable changement de paradigme.
Afin de le comprendre, un retour sur l’histoire de cette thématique au sein des musées nantais s’impose. Les collections originellement constituées, notamment celles du musée des Salorges, provenaient essentiellement d’acteurs économiques et politiques, qui, dans les années 1910-1930, avaient conservé des relations privilégiées avec les descendants de grandes familles directement impliquées dans la traite atlantique. Une vision nostalgique du 18e siècle nantais habitait alors leurs représentations au point de leur donner de cette époque une image positive, celle du siècle qui avait favorisé le développement de Nantes comme un grand port colonial et industriel. Dans le musée des Salorges, les vitrines présentant des maquettes de navires, des entraves, des comptes de vente et un exemplaire du Code noir, avaient pour objectif de démontrer que les Nantais avaient été plus habiles que leurs concurrents, Nantes étant devenu, au 18e et au 19e siècles le premier port de traite de France. L’héritage était perçu économiquement, il était question d’enrichissement et d’embellissement de la ville, l’approche était principalement technique et comptable…
Arrivées en 1955 au Château des ducs de bretagne, dans le contexte de la décolonisation française, la plupart de ces collections, devenues municipales, y furent exposées jusqu’à la fin des années 1980 sans qu’aucun discours historique ne soit plus tenu à leur propos ; cette présentation, sans explication, donne naissance à divers fantasmes qui marquent durablement l’imaginaire des Nantais, le principal étant que des personnes esclavagisées étaient enfermées dans les caves des immeubles de l’île Feydeau et du Château des ducs de Bretagne.
La création du musée d’histoire de Nantes est l’occasion, au début des années 2000, de reconsidérer cet ensemble. En effet, si une exposition temporaire fondamentale, soutenue par la municipalité nantaise et portée par plusieurs associations et universitaires, Les Anneaux de la mémoire, avait bien révélé ce passé au début des années 1990, le sujet lui-même avait, alors, disparu ou presque du récit national et des programmes scolaires.
Il convenait donc, dans un premier temps, de lui rendre sa place dans un musée permanent et d’en révéler l’existence à un visitorat qui n’en avait, le plus souvent, jamais entendu mot. La première scénographie s’appuya résolument sur des documents d’archives et des objets qui permettaient d’expliquer la nature structurelle du commerce, de poser ses enjeux économiques et de considérer ses conséquences humaines d’une manière qui ne puisse être contestée par celles et ceux qui avaient été, consciemment ou non, les acteurs du déni. Rendre réelle et compréhensible dans sa pratique, par la matérialité des traces historiques, cette histoire, fut le premier objectif. Cette étape, qui consista à évoquer les faits depuis un port de traite, avec une collection constituée par les acteurs de la traite, fut fondamentale. Elle permit de lever définitivement le voile. Elle fut considérée par l’équipe du musée comme un socle sur lequel il convenait de construire des développements en écho avec le monde universitaire et les actions menées par divers acteurs de la société civile, dont les associations culturelles et mémorielles.
Ainsi, rapidement, dès les années 2010, de nouvelles thématiques apparurent, mettant en valeur les rapports de domination et la violence du système colonial esclavagiste français. En 2015, celle révélant la place occupée par les personnes ayant vécu en esclavage sur le sol de France, fut particulièrement rendue visible grâce à plusieurs tableaux récemment acquis, dont celui de Pierre Bernard-Morlot, Dominique Deurbroucq et un jeune garçon vivant en esclavage à Nantes, datant de 1753.
De nouvelles approches sémantiques, influencées par les revendications d’associations de personnes afro-descendantes, firent leur entrée au sein du musée d’histoire de Nantes au début des années 2020. L’usage de nouvelles terminologies (personne esclavagisée, par exemple) se répandit dans le cadre des publications éditoriales du musée, dans les salles d’exposition temporaire, comme dans celles du musée permanent, jusqu’au portail internet des collections. Entre temps, une biennale intitulée « Expression(s) décoloniale(s) », invitant un historien et un artiste du continent africain à dialoguer avec les collections, sous la forme de cartels spécifiques pour le premier et par la présentation d’œuvres contemporaines pour le second, inscrivit, dès 2018, l’institution dans un cadre plus politique et un contexte plus actuel.
Ainsi, constamment repensées, réécrites et transformées, les sections dévolues à l’histoire de la traite atlantique au musée d’histoire de Nantes témoignent, à leur façon, du foisonnement des approches et des enjeux de cette histoire, permettant une réorientation du propos, afin de rendre compte, au-delà des aspects économiques et techniques, de ce qui fut la société française au Siècle des Lumières et de ce que cette dernière nous a véritablement laissé, en héritage.
Les collections du Musée d’histoire de Nantes. Portail des collections à consulter en ligne : https://collections.chateaunantes.fr/
Visite virtuelle de l’exposition L’Abîme. Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial 1707-1830, présentée au Château des ducs de Bretagne du 16 octobre 2021 et 19 juin 2022 : https://my.matterport.com/show/?m=nXfU1YmvPca
À propos de l’auteur
Krystel Gualdé est directrice scientifique du Musée d’histoire de Nantes, Château des Ducs de Bretagne, et du Mémorial de l’abolition de l’esclavage. Elle est commissaire de l’exposition L’Abîme. Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial 1707-1830 et de la manifestation “Expression(s) décoloniale(s)”.
Bibliographie
Krystel Gualdé, L’abîme. Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial, 1707-1830, Musée d’histoire de Nantes-Château des ducs de Bretagne, 2021, 317 p.
Les Anneaux de la Mémoire, Nantes-Europe – Afrique – Amériques : itinéraires de l’exposition, Centre international de la Mer-Corderie royale de Rochefort, 1992, 163 p.
Erick Noël (dir.), Dictionnaire des gens de couleur dans la France moderne, Genève, Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », 3 t., « Paris et son bassin », « Le Bretagne », « Le Midi », 2011-2017.
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